Le transgénérationnel dans la littérature

La complexité des héritages transgénérationnels admirablement mise en lumière par certains grands auteurs.

Lorsqu’il n’y a pas de transmissions intergénérationnelles, verbale et consciente, il faut parfois brûler tout l’héritage et tout reconstruire.

Ici un parfait exemple de cette nécessité.

Extraits:

« Elia se tourna vers la porte. Il fut surpris de la trouver ouverte. Il ne pensa pas à se retourner sur les deux vieillards. La musique était en lui. Elle résonnait avec toute la force des processions antiques.
Il sortit et marcha dans les ruelles du vieux village, comme un possédé. Il était quatre heures du matin et même les chauves-souris dormaient.
Sans qu’il l’eût vraiment décidé, il se trouva devant le bureau de tabac, sur le corso. Il avait le feu au sang. Il suait de partout. La terre tournait et le rire de la vieille lui chatouillait l’oreille. Poussé par la tarentelle qui lui mordait le cœur et lui suçait
le sang, il pénétra dans le bureau de tabac, alla dans la réserve et enflamma une caisse de cigarettes.

Puis, sans se retourner sur le feu qui prenait, il ressortit et se planta sur le trottoir d’en face pour jouir du spectacle. Le feu prit vite. Une épaisse fumée s’échappa de la réserve. Les flammes ne tardèrent pas à s’attaquer au comptoir. De là où se tenait Elia, on eût d’abord dit que quelqu’un avait allumé l’électricité. Puis cette lumière se fit plus orangée et les flammes apparurent, léchant les murs et dansant de victoire. Elia hurla comme un fou et se mit à rire. Il était plein de l’esprit des Mascalzone et il rit de ce rire de destruction et de haine que la lignée se transmettait de génération en génération. Oui.
Tout pouvait brûler. Que diable. Les cigarettes et l’argent. Sa vie et son âme. Tout pouvait brûler. Il riait à gorge déployée et dansait dans la lueur de l’incendie au rythme fou de la tarentelle.
Le bruit du brasier et l’odeur des flammes ne tardèrent pas à réveiller les voisins qui se précipitèrent dans la rue. On interrogea Elia, mais comme il ne répondait pas et qu’il conservait le regard vide d’un fou ou d’un simplet, les hommes conclu-
rent à un accident. Comment imaginer qu’Elia avait mis lui-même le feu au tabac ? Ils s’organisèrent, allèrent chercher des extincteurs. Une foule épaisse se pressait dans la rue. C’est alors qu’apparut Carmela, le visage blême, les cheveux en bataille
Elle était hagarde et ne pouvait détourner son regard du spectacle des flammes. En voyant la pauvre femme chancelante sur le trottoir, tout le monde comprit que ce n’était pas qu’un commerce qui brûlait, mais une vie et l’héritage de toute une lignée. Les visages étaient tristes comme lors des grands cataclysmes. Au bout d’un temps, des voisins charitables raccompagnèrent Carmela pour la soustraire au spectacle navrant de l’incendie. Il ne servait à rien qu’elle reste là. C’était une torture inutile.
La vision de sa mère avait dégrisé Elia d’un coup. Son euphorie avait fait place à une profonde détresse. Il interpellait la foule, en lançant aux uns et aux autres : « Vous sentez ? Vous sentez la fumée ? Ça sent la sueur de ma mère. Vous ne sentez pas ? La sueur de ses frères aussi. »
Les habitants de Montepuccio finirent par maîtriser les flammes. L’incendie ne se propagea pas aux maisons voisines, mais du bureau de tabac, il ne restait rien. Elia était anéanti. Le spectacle n’avait plus la beauté hypnotisante des flammes. C’était laid et consternant. La pierre fumait, d’une fumée noire et suffocante. Il était assis sur le trottoir. La tarentelle s’était tue. Il ne riait plus. Il contemplait les volutes de fumée, hagard.
Les Montepucciens commençaient déjà à se disperser par grappes, lorsque Maria Carminella apparut. Elle était en robe de chambre blanche. Ses cheveux noirs lui tombaient sur les épaules. Il la vit arriver comme un fantôme. Elle marcha droit sur lui. Il eut encore la force de se lever. Il ne savait que dire. Il montra simplement du doigt le bureau de tabac parti en fumée. Elle lui sourit comme elle ne l’avait jamais fait auparavant et lui murmura :
« Que s’est-il passé ? »
Elia ne répondit pas.
« Tout est parti en fumée ? insista-t-elle.
Tout, répondit-il.
Qu’as-tu à offrir maintenant ?
Rien.
C’est bien, reprit Maria. Je suis à toi si tu veux de moi. »

Laurent Gaudé, Le soleil des Scorta, Actes sud, 2004, Prix Goncourt 2004.


En dédicace les 24 et 25 juin à Montreux.

Beau succès aux premières « Estivales du livre de Montreux ».

En vous souhaitant de passer un bel été !

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