Les guerres fratricides comme symptômes d’un manque de verbe. La leçon que l’on devrait tirer de l’histoire de Caïn et Abel.

« Caïn dit à son frère Abel. Et quand ils furent aux champs, il le tua. » La phrase « Caïn dit à son frère Abel » semble inachevée, elle s’arrête là, en plein vol. C’est comme s’il y avait un blanc dans le texte. Caïn dit quoi ? Rien du tout. Cette absence de parole ne serait-elle pas une des causes de ce jaillissement de violence, aboutissant au meurtre ? Une absence elle-même symptôme d’un manque de verbe parental.

Les lacunes verbales parentales programment la violence des enfants, eux-mêmes incapables de mettre des mots sur ce qu’ils éprouvent inconsciemment.

Dans son livre « La Bible et ses fantômes » (Desclée de Brouwer, 2001). Didier Dumas reprend admirablement la question du fratricide sous l’angle d’une carence symbolique héritée des parents:

Extraits : Lorsque Caïn tue son frère, il n’est pas, comme le laisse entendre la traduction chrétienne, en train de bavarder avec lui. Il est, au contraire, incapable de prononcer le moindre mot. Il dit à son frère, trois petits points ou deux-points, les deux traductions sont possibles : « Il se lève et le tue. » Caïn ne dit rien à son frère. Pris d’une crise de folie, il ne peut pas plus attribuer à sa parole qu’à sa pensée le pouvoir de gouverner ses actes. C’est alors son corps qui, parlant à sa place, fait qu’il en oublie sa filiation divine, le langage, et que ses faces tombent.
[…]
Telle une maladie qui le rongeait depuis longtemps, la faute de Caïn nous est ainsi présentée comme étant là avant d’être commise. Elle est figurée comme une émergence de l’inconscient qui se manifeste telle une impossibilité d’exprimer le moindre mot, mais qui apparaît, néanmoins, visible comme un manque à parler, sur sa face défaite. Souffrant que Dieu ait considéré l’offrande de son frère et non la sienne, Caïn est malade de jalousie. Mais cette jalousie, qui est le produit de son manque de père, le rend incapable de maîtriser ses émotions et révèle ce dont il souffre.
Contrairement à ce qu’en a pensé Freud et, à sa suite, bon nombre de thérapeutes, la jalousie de l’aîné pour le puîné n’est en rien naturelle. La réaction normale d’un enfant à qui l’on annonce l’arrivée d’un autre est généralement la joie. Et ce, pour la simple raison que chaque nouvelle naissance agrandit l’espace de sa propre génération. Françoise Dolto est, sur cette question, la première à avoir compris que Freud s’était trompé. Comme je l’ai expliqué dans le deuxième de mes livres (Hantise et clinique de l’Autre, Aubier, Paris, 1989), Freud a toute sa vie été hanté par la mort de son petit frère Julius, survenue un mois, date pour date, après celle du frère puîné de sa mère, Julius Nathansohn, dont on lui avait donné le nom. Mais, comme il n’a jamais considéré les troubles mentaux dans leur dimension transgénérationnelle, il ne pouvait attribuer cette mort aux fantômes de sa lignée maternelle. Bien qu’il n’en ait aucun souvenir propre, il a donc cru que si cette perte l’avait hanté toute sa vie, c’était probablement parce qu’il avait eu le désir d’éliminer ce jeune rival qui lui prenait sa mère.
Dans son article sur la jalousie de l’aîné, Françoise Dolto (« La dynamique des pulsions et les réactions dites de jalousie à la naissance d’un puîné », in Au jeu du désir, Seuil, 1981) a montré que cette façon d’interpréter les affects de l’enfant était erronée. Elle y étudie les réactions d’enfants de dix-huit mois à l’arrivée d’un autre bébé. Ce qui est précisément l’âge qu’avait Freud à la mort de son petit frère.


En présentant Caïn et Abel comme deux enfants qui n’ont pas été conçus dans les paroles et les projets d’un père, la Bible aborde ainsi une question d’autant plus fondamentale en psychanalyse d’enfants que celle-ci a mis près d’un siècle à y répondre: le rôle ou la responsabilité des parents dans les troubles qui atteignent leurs enfants. Cette question et son corollaire, la nature foncièrement transgénérationnelle des processus inconscients, n’est, en effet, pas prise en charge dans la psychanalyse classique, celle de Freud, de Melanie Klein et de Jacques Lacan. Comme celle-ci considère que l’esprit est une réalité strictement individuelle, elle propose, dans ce cas, de multiplier les thérapeutes, en adressant chacun des parents à des confrères. Prendre conjointement en charge les parents et l’enfant n’est efficacement possible que dans le cadre d’une psychanalyse beaucoup plus récente, celle qui, apparaissant avec Françoise Dolto et Nicolas Abraham, considère l’inconscient dans sa dimension transgénérationnelle.
La responsabilité des parents, et plus particulièrement du père, dans la santé mentale de l’enfant est en revanche un thème majeur de la Genèse. Il se retrouve dans la descendance de Noé, comme dans celle d’Abraham. Le texte cerne ainsi ce thème sous différentes facettes, en ne sous-estimant ni le poids des fantasmes parentaux dans la santé mentale de l’enfant ni les effets de l’inceste dans la succession des générations, comme nous le verrons à propos de la descendance de Noé.
Sous cet angle, la Genèse apparaît donc comme un ouvrage d’une finesse clinique d’autant plus surprenante qu’elle préfigure les découvertes les plus récentes de la psychanalyse. Ici, où le texte traite pour la première fois de la responsabilité des parents dans les troubles de l’enfant, il en schématise en effet les données d’une façon qui est étonnamment semblable à celle de la psychanalyse contemporaine. Puisque Abel incarne le mode par lequel Jacques Lacan en a théorisé l’impact au niveau du nom propre. Alors que Cain illustre la façon dont Françoise Dolto situait l’origine de la psychose de l’enfant dans l’oedipe non résolu des parents, en expliquant que les parents des enfants psychotiques avaient inconsciemment fait leur enfant, non pas ensemble, mais avec leurs propres parents. Ce qui est précisément le cas d’Ève qui, concevant imaginairement Caïn avec IHVH, le fait avec celui qui représente, pour elle, comme pour Adam, son père et sa mère.


Avec quelques millénaires d’avance, ce mythe traite ainsi de quelque chose que la psychanalyse met quotidiennement en lumière : le poids que représentent les fantasmes parentaux dans la construction psychique de l’enfant. Il dénonce le fait que, si les paroles qu’échangent les parents sont inexistantes, imprécises ou mensongères, cela laisse place à ce que l’écoute de nos clients nous amène quotidiennement à découvrir : que la conception mentale des êtres humains repose alors sur des motivations parentales qui, plus ou moins inconscientes, sont à l’origine des troubles pour lesquels on nous consulte. Il y a, par exemple, les enfants conçus pour s’attacher à un homme, ceux qui arrivent pour éviter une séparation ou le forcer au mariage. Les femmes sachant que les hommes sont souvent plus fidèles à leurs enfants qu’à elles-mêmes, il n’est pas rare qu’elles essaient de le retenir en tombant enceintes. Or comme dans ce cas, ce n’est plus le désir sexuel mais l’enfant qui devient garant de la présence du père, la responsabilité dont sa mère le charge peut être écrasante. Car le jour où son père abandonne sa mère pour une autre femme, l’enfant se vit comme le principal responsable de ce départ. Il y a aussi les enfants faits en remplacement d’un autre dont les parents n’ont pas pu faire le deuil. Être conçu en remplacement d’un enfant mort peut marquer toute l’existence. C’est le cas de Salvador Dali qui, quelque temps avant de mourir, a expliqué que s’il avait dû jouer toute sa vie un personnage aussi extravagant, c’était afin de se différencier du frère mort dont on lui avait donné le nom à porter.
C’est également celui de Van Gogh. Ses parents l’ont appelé Vincent Wilhelm en remplacement d’un enfant mort-né, un an auparavant, le jour même de sa date de naissance. Ce qui a précipité sa mort, puisqu’il s’est suicidé juste après que son frère, Théo, eut fait un enfant qu’il a appelé, à son tour, Vincent Wilhelm ³. Un nombre colossal d’enfants sont ainsi conçus dans des projets qui, n’étant guère avouables, se révèlent être à l’origine de la névrose ou de la psychose qui les a conduits à entreprendre une psychanalyse. L’histoire de Caïn et Abel vise à mettre les parents en garde contre ce genre de choses. Plantée comme une parabole à l’avant-scène du décor biblique, elle dénonce les transmissions matrilinéaires, en scénarisant les désastres engendrés par l’absence de parole dans la conception de l’enfant. Si la femme, raconte ce mythe, est la seule à nommer ses enfants, elle risque de ne pouvoir le faire qu’en référence à ses fantasmes de dédoublement, et non en fonction de ceux qui, l’obligeant à en passer par un autre, en font un être de langage. Attribuant ainsi au père la charge de nommer l’enfant, la Bible ne sous-estime pas le rôle de la mère. Elle considère au contraire que, comme celle-ci occupe une place capitale dans sa construction corporelle, cela risque de lui faire oublier qu’il n’en va pas de même au niveau de sa construction psychique. (Didier Dumas, La Bible et ses fantômes, Desclée de Brouwer, 2001)


Agenda: Dédicaces à Montreux les 25 et 26 juin.

J’aurai le plaisir d’être sur le stand de Génésis Editions lors de la première des ESTIVALES DU LIVRES à Montreux.


En vous souhaitant un excellent été !

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