Secrets de famille, faut-il tout dire ?

Les secrets ne sont pas sans conséquences. Ils ont cette mauvaise réputation de pourrir la vie de famille, de museler la communication, d’engendrer toutes sortes de malentendus, de peser sur le destin des enfants et sur la vie amoureuse des parents.

Secret de famille, faut-il tout dire ? Article paru dans la revue « Recto-Verseau »

Les secrets ne sont pas sans conséquences. Ils ont cette mauvaise réputation de pourrir la vie de famille, de museler la communication, d’engendrer toutes sortes de malentendus, de peser sur le destin des enfants et sur la vie amoureuse des parents. Faudrait-il pour autant tout dire ? Se libérer du poids d’une culpabilité en avouant une vérité cachée ? Risquer l’opprobre en parlant d’événements qui remonteraient loin dans le passé ?

A mon avis la question est mal posée.

Il ne s’agit ni de tout dire ni de ne rien dire, mais plutôt d’apprendre à transmettre les histoires de vie sans les modifier, au plus proche de ce qui « est ». Cela implique qu’avant même de vouloir régler un problème il s’agirait d’abord de mieux comprendre sa nature, ses origines conscientes et inconscientes, pour progressivement arriver à en parler et transmettre une expérience de vie de manière constructive pour tous.
Mais notre société moderne nous exhorte à cultiver les faux-fuyants et les apparences, sans trop approfondir les problèmes ni en tirer les leçons qui pourtant seraient bien utiles. Celles et ceux qui dénoncent certaines vérités, comme les lanceurs d’alertes, ne sont pas toujours récompensé de leurs efforts. Auraient-ils pu mieux préparer leurs communications ? Etaient-ils seulement en mesure de bien transmettre des histoires qu’ils n’ont souvent pas vraiment intégrées et qui les dépassent ?
Au lieu de se demander s’il faut tout dire, comme c’est souvent la question que les journalistes, ou le grand public, posent aux professionnels, il serait donc plus judicieux de se demander comment parvenir à parler d’un problème, ou d’un secret de famille, pour transmettre l’enseignement qui l’accompagne. Pour ne pas simplement se débarrasser de la patate chaude et laisser les autres se débrouiller avec, il vaudrait mieux s’interroger sur la meilleure manière de transmettre les choses, les expériences inexplicables, les vérités insoupçonnées, les pensées et les sentiments tout autant.

ll s’agit plutôt d’apprendre à transmettre
les histoires de vie sans les modifier,
au plus proche de ce qui « est »


Lorsqu’il paraît trop difficile, voire impossible, de parler d’un problème actuel ou passé, il ne faudrait pas hésiter à consulter un professionnel extérieur au cercle familial. Profiter d’un lieu confidentiel pour mettre des mots sur ce qui pose problème, c’est déjà faire un premier pas dans la bonne direction. Et pour peu que vous tombiez sur un bon psychothérapeute, vous seriez surpris de découvrir les multiples facteurs qui concourent à la formation d’un secret ou d’une situation conflictuelle. Une analyse transgénérationnelle peut notamment faire la différence. En effet, il n’est pas rare qu’un secret soit lui-même déjà pris dans des non-dits qui ont marqué les précédentes générations ! Lorsque l’on prend le temps de décrypter la partie inconsciente de la situation, les choses peuvent alors enfin commencer à faire du sens, et par là devenir moins lourdes à porter. Un travail d’intégration peut alors commencer et permettre de symboliser et d’humaniser ce qui jusqu’ici restait dans le non-dit. Peut-être faut-il ici encore rappeler l’importance de la mise en mots des expériences. Serge Tisseron propose même de considérer que « le désir de l’homme, c’est le désir de symboliser ses diverses expériences du monde, et, pour cela, sa relation avec un tiers lui est indispensable. » Et pour Boris Cyrulnik, « le sens naît dans la relation à autrui ».
Deux difficultés majeures s’opposent à ce travail de verbalisation, d’intégration et de transmission: la première difficulté est inhérente aux infinies possibilités d’événements non intégrés dans les précédentes générations (deuils non faits, secrets, tromperies, drames, guerres, etc.) tandis que la seconde provient de leur dégradation psychologique lors de leur transmission sur plusieurs générations. Pour ce deuxième aspect, Serge Tisseron relève que ce qui n’a pas été dit en première génération devient innommable en deuxième génération, puis impensable en troisième génération. À ce propos rappelons que pour Françoise Dolto aussi, les symptômes psychotiques impliquent au moins trois générations. Ce principe facilite la reconstitution historique, ou la traçabilité d’un héritage, allant du non intégré, à l’impensable et aux passages à l’acte. Une régression qui correspond à l’évolution inverse à celle de la psychogénétique développementale de Jean Piaget. La gestion d’un conflit au niveau formel et symbolique (c’est-à-dire transmissible en conscience) ayant échoué, les compétences psychologiques régressent vers les opérations concrètes (incapacité de penser la problématique et blocages émotionnels), puis jusqu’à leur remise en acte sensori-motrice, c’est-à-dire vers leurs manifestations psychosomatiques ou par des passages à l’acte symptomatiques.

Petit article paru dans le journal Suisse Romand Recto-Verseau en 2021.


Donner doublement naissance


Le discours que tiennent les parents sur la vie et sur le monde, leur transmission de leurs expériences, est plus important que ce que l’on pourrait croire. Car en effet, la fonction parentale ne s’arrête pas à la procréation biologique, loin s’en faut. Elle suppose une participation au développement du sujet dans l’enfant, c’est-à-dire sa psychogenèse, sa dimension psychologique et existentielle. Lecteur de la symbolique biblique, Didier Dumas insiste sur les vertus de la parole ou, au contraire, l’impact des carences symboliques sur le destin des nouvelles générations, à commencer par Caïn et Abel. « Le tragique destin de ces deux premiers enfants n’a nulle autre cause qu’un lourd déficit de la parole, dû au fait que leurs parents ne les ont pas conçus sur le mode où Dieu les a créés, une première fois dans la parole et une seconde dans le corps. […] En présentant l’homme comme un individu fabriqué en deux temps, la Bible propose, en effet, un modèle tout à fait précis de la conception de l’enfant. Il faut, dit-elle, le faire sur le mode où Dieu a conçu l’homme et la femme, en premier dans la parole et en second dans le corps. En d’autres termes elle explique que la conception d’un enfant est forcément double, mentale et corporelle, matérielle et immatérielle. Mais que, de plus, la première de ces deux conceptions, la conception immatérielle de l’enfant, est tout aussi fondamentale que sa conception matérielle. Car comme la psychanalyse le met tous les jours en lumière, les paroles et les fantasmes avec lesquels nos parents nous ont conçus marquent beaucoup plus ce que nous sommes que le coït dans lequel ils ont matérialisé ce désir. »
L’importance de la parole des adultes dans la psychogenèse des enfants se repère dans la mythologie babylonienne de la Création. Avant d’être le nouveau chef des dieux, Marduk doit subir une épreuve déterminante qui consiste à vérifier le pouvoir de sa parole. Sur un ordre que prononce sa bouche, Marduk doit d’abord détruire un vêtement. Il doit ensuite, toujours sur un ordre sorti de sa bouche, faire réapparaître le vêtement dans son intégralité. En réussissant cette épreuve, Marduk détrône la Grande Mère, Tiamat, jusqu’ici seule à régir l’univers. Le premier geste de Marduk fut alors de séparer la Déesse-Mère pour d’une part créer le ciel, et d’autre part, créer la terre et toutes ses composantes. C’est entre ces deux pôles que l’homme et la vie terrestre s’épanouira. Erich Fromm explique l’importance et la portée du mythe de Marduk. « L’homme doit prouver qu’il jouit, lui aussi, du don de produire ; mais puisqu’il ne possède pas le sein qui peut produire, il lui faut produire d’une autre façon : c’est par la bouche, par sa parole, par sa pensée, qu’il va « créer » […] Le mythe biblique commence là où s’achève le mythe babylonien. L’épreuve de Marduk est devenue le thème principal de l’histoire biblique de la Création. Dieu a créé le monde par sa parole. »
Ce potentiel créateur et sacré de la parole fut aussi représenté dans la mythologie égyptienne. Dans son commentaire d’une fresque égyptienne, Thierry Énel dit d’un hiéroglyphe représentant un enfant placé au centre d’un disque solaire ailé que « ce signe représente la parole (Logos), soit l’enfant, la parole incarnée ». Une même interprétation se retrouve dans cette phrase de l’évangile de Saint Jean : « Et le Verbe fut chair. »
Sans revenir sur l’histoire des différents mythes de création, nous pouvons comprendre une parole édificatrice, la transmission des savoirs psychologiques et de l’histoire personnelle, des deux parents, s’ajoute à la fonction reproductrice biologique. C’est par la parole que les parents peuvent donner vie au sujet chez leurs enfants, antidote aux liens toxiques, secrets et autres non-dits, qui peuvent se transmettre entre les générations.
Les mythes hier et l’expérience thérapeutique aujourd’hui nous enseignent donc la même chose: le destin des enfants dépend de cette fonction des parents, de leur parole. Cette double naissance, biologique et symbolique, est indispensable pour garantir à l’enfant d’advenir sujet. Et lorsque cette psychogenèse fait défaut, les manques d’intégration et les non-dits qui s’en suivent peuvent entrainer toutes sortes de problématiques au sein d’une famille et dans les prochaines générations.
Interrogé sur ce qui constituerait une faute, Didier Dumas explique : « La faute ? Mais c’est une carence de parole, une impossibilité à dire, à s’assumer comme un être humain, un être de langage ». Toute la nuance entre une fonction parentale simplement biologique, et celle édificatrice d’un sujet dans l’enfant, se retrouve dans cette question d’une transmission symbolique, ou au contraire, dans son absence symptomatique.


Le secret dans la famille d’Œdipe

La plus célèbre victime d’un secret de famille est bien connue de tous. Il s‘agit du personnage mythologique d’Œdipe, victime d’un secret sur son adoption. Bien qu’il eût interrogé ses parents adoptifs, Polybe et Mérope, ceux-ci décident de garder secret le fait qu’il avait été un enfant trouvé et adopté. En conséquence, Œdipe décide de ne pas retourner chez eux lorsque l’oracle lui annonce qu’il commettra les pires horreurs, le parricide et l’inceste. Mais son ignorance de la véritable identité de ses parents l’amènera à réaliser inconsciemment la prophétie. Si cette histoire n’est qu’un mythe, elle permet néanmoins d’illustrer métaphoriquement le fonctionnement des lois invisibles de la vie des âmes. En particulier elle nous explique les éventuelles conséquences des secrets de famille. Mais aussi l’histoire nous raconte le bénéfice pour Œdipe de découvrir la vérité sur ses origines. Il pourra enfin sortir d’une situation dans laquelle il était bloqué depuis le premier jour de sa naissance. En effet, le secret le maintenait dans une relation aliénante, fusionnelle et incestueuse avec sa mère. Son père qui ne lui dit pas la vérité n’assume pas non plus sa fonction édificatrice, il ne dit pas les choses qui permettrait à Œdipe d’advenir comme sujet. Laïos est comme un père mort pour Œdipe parce qu’il ne permet pas son développement psychogénétique. L’inceste et le parricide ne sont donc que des mises en scènes symboliques qui dénoncent la symbiose maternelle et l’absence paternelle. Dans ce récit les parents n’ont pas assumé cette parole qui aurait donné vie à Œdipe et qui l’aurait préservé de devoir passer à l’acte pour découvrir la vérité.
L’enseignement de Sophocle va encore plus loin. Il montre qu’une fois le secret mis à jour, Œdipe se trouve libéré de ce qui jusqu’ici l’aliénait. Il pourra enfin naître, ou renaître, pour devenir ce héros de Colone qui garantira la prospérité de ses hôtes. En réalité, Sophocle nous a laissé un extraordinaire modèle de thérapie transgénérationnelle qui montre les possibles conséquences d’un manque de parole, ainsi que les étapes à suivre pour en guérir et renaître à soi-même et au monde.


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Thierry Gaillard


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