Comment décrypter un secret de famille.

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Présentation de l’analyse de Serge Tisseron. Extrait de mon livre, Intégrer ses héritages transgénérationnels, une synthèse des pratiques anciennes et contemporaines, Génésis éditions (Genève). Extraits, pp. 79-82.

L’effet du secret sur celui qui le porte, le cas de Raskolnikov dans « Crime et châtiment » de Dostoïevski.

Le secret de famille de Hergé, le « père » de Tintin

« Les secrets de famille suintent aussi entre les lignes écrites par d’autres nombreux auteurs. Ainsi, Serge Tisseron a reconnu la présence d’un secret de famille dans l’œuvre d’Hergé. L’analyse des célèbres bandes dessinées Tintin, le double patronyme des Dupont et Dupond, la présence d’une Castafiore qui oublie systématiquement le nom du capitaine Haddock, sont quelques-unes des particularités qui ont permis de mettre le doigt sur un secret dans la filiation de l’auteur, Hergé. « Il y a en effet dans Tintin beaucoup de choses étranges : la ressemblance de Dupond et Dupont, qui ne sont pourtant pas frères ; la transformation de Haddock au fil des albums ; le dénouement pratiquement incompréhensible de certaines histoires, comme le Trésor de Rackham le Rouge… En étudiant toutes ces bizarreries, j’ai finalement acquis la conviction qu’une seconde histoire secrète courait derrière le déroulé « officiel » des personnages de Hergé, et que ce mystère masquait les souffrances d’un garçon né de père inconnu, mais illustre. »[1]

Tisseron précise que « quand j’ai émis cette hypothèse, en 1981, on ne savait rien de la vie de Hergé. Tout cela aurait pu rester sans suite, mais des journalistes ont découvert, quelques années plus tard, que ce secret avait vraiment existé dans la famille de Hergé ! Son père, Alexis Remi, était, en effet, né de père inconnu, mais d’origine probablement illustre ! En plus, la réalité révélait grand nombre de rebondissements : le père de Hergé avait un frère jumeau, Léon, et tous deux – élevés au sein d’une modeste famille – avaient eu leurs études et leurs vêtements offerts par une comtesse vivant dans un véritable château ! » Serge Tisseron explique que dans les livres de Hergé, les Dupond(t) représentent le père et l’oncle de Hergé. Ils sont enquêteurs, comme à la recherche d’une vérité qui leur échappe systématiquement, comme un fils peut inconsciemment être à la recherche de son père biologique. C’est la Castafiore qui garde un secret, qu’elle refuse de dévoiler. « La Castafiore parle sans arrêt pour ne rien dire, comme tous ceux qui ne veulent pas risquer d’être interrogés sur un sujet délicat auquel ils ne veulent pas répondre. Elle répond toujours à côté. Or, justement, n’est-ce pas là ce que fait toute personne qui garde un secret et désire ne pas en parler ? Enfin, s’il y a bien un domaine particulier dans lequel elle s’entend à créer la confusion, c’est sur le nom du capitaine. Dans l’Affaire Tournesol, la Castafiore n’arrive pas à se souvenir du nom de Haddock : « Ah ! petit flatteur, vous êtes venu me féliciter de même que ce… ce pêcheur… Monsieur ?… Monsieur ? […] Et dans un autre album, Bijoux, elle l’appelle successivement Kappock (p. 8), Koddack (p. 9), Mastock, Kosack (p. 10), Kolback, Karbock (p. 22), Karnack (p. 23), Hablock (p. 34), Maggock (p. 55), Medock et Kapstock (p. 56) ! »[2]

Cette célèbre analyse de Serge Tisseron montre de quelle manière les secrets de familles se répercutent chez ceux qui en héritent, en l’occurrence Hergé. En outre, cette analyse démontre la présence d’un profond désir, inconscient, de faire reconnaitre ces histoires non terminées pour, un jour peut-être, les intégrer. Nous pouvons ainsi comprendre que certaines activités artistiques sont des tentatives d’élaborer des héritages transgénérationnels. La compulsion créative peut elle-même fonctionner comme défense face à la nécessité transférentielle d’autrui. Ici, les besoins compulsifs d’innover, de faire des découvertes, reflètent un profond désir de s’affranchir d’histoires non terminées aliénantes.

Moins heureux et moins reconnus que Hergé de leur vivant, nombre d’artistes illustrent cette tentative passionnée d’émancipation au travers d’une production artistique. Vincent Van Gogh[3] et Camille Claudel par exemple ont tenté, sans y parvenir, de surpasser l’aliénation provenant de parents qui n’avaient pu faire le deuil d’un précédent enfant décédé. L’intensité de leurs efforts reflète leur souffrance de n’avoir pas été reconnus pour eux-mêmes – en tant que sujet. Ces deux artistes ont inconsciemment lutté contre l’héritage de deuils non faits chez leurs parents, sans avoir pu découvrir l’origine de leurs aliénations. Les sculptures de Camille Claudel, son transfert sur Rodin (reproduisant l’aliénation du rapport à sa mère), son besoin de reconnaissance, son avortement, sont autant d’événements qui, dans le contexte, attestent de ses tentatives de signifier à sa mère le poids d’une nécessité transférentielle provenant du deuil non fait d’un premier fils idéalisé.[4]


[1]  Serge Tisseron (1992), Tintin et les secrets de famille, Aubier.

[2] Interview paru dans le journal Psychologie (avril 1999).

[3] Alves-Périé Élisabeth (2020) « Les Van Gogh : des gens très bien », dans Analyses transgénérationnelles pour mieux comprendre, ouvrage collectif, Génésis éditions (2ème édition 2020), Genève.

[4] Voir mon article, « Camille Claudel rattrapée par son héritage transgénérationnel » dans Analyses transgénérationnelles pour mieux comprendre, ouvrage collectif, 2020, Génésis Editions, Genève.


L’isolement psychologique de Raskolnikov dans « Crime et châtiment » de Dostoïevski.

Les chefs-d’œuvre de la littérature ne font pas que reprendre des problématiques psychologiques propres à la nature humaine, ils en révèlent les aspects les plus subtils, les plus poignants, tout en les humanisant grâce à cette capacité à mettre des mots sur les impressions pas toujours aisées à comprendre.

Cela est-il dû au fait que l’écrivain parle de personnages singuliers, sans sombrer dans les généralités abstraites dont les médias nous abreuvent à longueur de journée…?

Certains passages de ce livre sont frappants tant ils décrivent avec justesse ce qui arrive aux personnes qui détiennent des secrets, c’est-à-dire aussi nos clients, nos voisins, nos parents, parfois sans qu’ils ne s’en rendent vraiment bien compte. En voici des extraits:

« Quelque chose de tout nouveau s’accomplissait en lui qu’il n’aurait su définir et qu’il n’avait jamais éprouvé. Il comprenait, ou plutôt sentait de tout son être, qu’il ne pourrait s’abandonner à des confessions sentimentales, ni à la plus simple conversation, non seulement avec tous ces gens du commissariat, mais encore avec ses parents les plus proches ; sa mère, sa sœur, il ne pourrait jamais plus s’adresser à elles en aucun cas de sa vie. Jamais encore il n’avait éprouvé de sensation si étrange et si cruelle et ses souffrances redoublaient du fait qu’il avait conscience que c’était bien là une sensation plutôt qu’un sentiment raisonné, une sensation épouvantable, la plus torturante qu’il eût connue dans sa vie. » (P. 112)

« Où ai-je lu, pensa Raskolnikov en s’éloignant, qu’un condamné à mort disait, une heure avant son supplice, que s’il lui fallait vivre sur quelque cime, sur une roche escarpée, où il n’aurait qu’une étroite plate-forme, juste large pour y poser les pieds, une plate-forme entourée de précipices, perdue au milieu d’océans infinis dans les ténèbres éternelles, dans une perpétuelle solitude, exposé aux tempêtes incessantes, et s’il devait rester là, sur ce lambeau, sur ce mètre d’espace, y rester toute sa vie, mille ans, toute l’éternité, il préférerait encore cette vie à la mort ? Vivre, vivre seulement, vivre n’importe
comment, mais vivre… Que c’est donc vrai, Seigneur, que c’est donc vrai ! L’homme est un lâche… et lâche est celui qui lui reproche cette lâcheté », ajouta-t-il au bout
d’un moment. » (p. 171)


Autre extrait que je souhaite partager, sans lien direct avec la question du secret, mais qui parle encore si bien de la névrose qui caractérise la civilisation moderne

« Raskolnikov passa à l’hôpital toute la fin du carême et la première semaine de Pâques. En revenant à la santé, il se rappela les cauchemars qu’il avait eus dans le délire de la fièvre. Il lui semblait voir le monde entier désolé par un fléau terrible et sans précédent qui, venu du fond de l’Asie, s’était abattu sur l’Europe. Tous devaient périr, sauf quelques rares élus. Des trichines microscopiques, d’une espèce inconnue jusque-là, s’introduisaient dans l’organisme humain. Mais ces corpuscules étaient des esprits doués d’intelligence et de volonté. Les individus qui en étaient infectés devenaient à l’instant même déséquilibrés et fous. Toutefois, chose étrange, jamais les hommes ne s’étaient crus aussi sages, aussi sûrs de posséder la vérité. Jamais ils n’avaient eu pareille confiance en l’infaillibilité de leurs jugements, de leurs théories scientifiques, de leurs principes moraux.

Des villages, des villes, des peuples entiers, étaient atteints de ce mal et perdaient la raison. Tous étaient en proie à l’angoisse et hors d’état de se comprendre les uns les
autres. Chacun cependant croyait être seul à posséder la vérité et se désolait en considérant ses semblables. Chacun, à cette vue, se frappait la poitrine, se tordait les
mains et pleurait… Ils ne pouvaient s’entendre sur les sanctions à prendre, sur le bien et le mal et ne savaient qui condamner ou absoudre. Ils s’entre-tuaient dans une
sorte de fureur absurde. Ils se réunissaient et formaient d’immenses armées pour marcher les uns contre les autres, mais la campagne à peine commencée, la division se mettait dans les troupes, les rangs étaient rompus, les hommes s’égorgeaient entre eux et se dévoraient mutuellement. Dans les villes, le tocsin retentissait du matin au soir. Tout le monde était appelé aux armes, mais par qui ? Pourquoi ? Personne n’aurait pu le dire et la panique se répandait. On abandonnait les métiers les plus simples, car chacun proposait des idées, des réformes sur lesquelles on ne pouvait arriver à s’entendre ; l’agriculture était délaissée. Çà et là, les hommes formaient des groupes ; ils se juraient de ne point se séparer, et, une minute plus tard, oubliaient la résolution prise et commençaient à s’accuser mutuellement, à se battre, à s’entre-tuer. Les incendies, la famine éclataient partout. Hommes et choses, tout périssait. Cependant, le fléau étendait de plus en plus ses ravages. Seuls, dans le monde entier, pouvaient être sauvés quelques hommes élus, des hommes purs, destinés à commencer une nouvelle race humaine, mais nul ne les avait vus et personne n’avait entendu leurs paroles, ni même le son de leurs voix.
Raskolnikov souffrait, car l’impression pénible de ce songe absurde ne s’effaçait point. On était déjà à la deuxième semaine après Pâques. Les journées devenaient tièdes, claires et vraiment printanières. On ouvrait les fenêtres de l’hôpital (des fenêtres grillagées sous lesquelles allait et venait un factionnaire). Pendant tout le temps de sa maladie, Sonia n’avait pu le voir que deux fois et encore lui fallait-il préalablement demander une
autorisation difficile à obtenir. Mais souvent, surtout vers la fin du jour, elle venait dans la cour de l’hôpital, parfois simplement pour le regarder une minute, de loin, par la fenêtre.
Un soir, il était déjà presque guéri, Raskolnikov s’endormit. A son réveil, il s’approcha par hasard de la croisée et aperçut Sonia debout près de la porte cochère. »

Celles et ceux qui auront lu mes livres sur le mythe d’Œdipe ne manqueront pas d’être frappé par les parallèles entre ce texte et la description de la peste qui ravage Thèbes au début d’Œdipe-roi.


Autres nouvelles :

Après trois mois de rénovations et d’installation, j’ai le plaisir de vous accueillir dans un deuxième lieu de travail, les après-midis, toujours à Genève, mais rive droite. Vous pourrez dorénavant venir en consultation dans un petit monument historique (env. 1650), le Château Banquet, rue de Lausanne 94, 1202 GE.


D’autre part, mon site Internet a été mis à jour, avec des nouvelles possibilités de réserver et de gérer les rendez-vous, grâce à l’agenda online Calendly. www-t-gaillard.com


Enfin, le 12 novembre, retrouvez-moi pour des dédicaces au prochain salon des petits éditeurs à Genève. Plus d’informations : https://www.petitsediteurs.ch/


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